S’accoupler plus souvent, et avec des mâles d’autres espèces : la clé du succès d’une invasion biologique chez les fourmis ?

Les déplacements accidentels de colonies de fourmis par l’homme, par exemple dans le cadre du commerce international de plantes ou de fruits, sont la cause de fréquentes introductions biologiques de ces organismes en dehors de leurs aires de répartition d’origine.

Les invasions biologiques qui résultent de ces introductions, telles que celles du frelon asiatique Vespa Velutina ou du moustique tigre Aedes Albopictus, ont des conséquences écologiques et économiques graves.

Cependant, toutes les introductions ne se soldent pas par des invasions, et les mécanismes favorisant le succès de l’invasion restent mal connus car difficiles à démontrer, en particulier lorsqu’elle est détectée tardivement.

Nous cherchions à savoir si l’hybridation génétique entre les espèces pouvait favoriser le succès des fourmis introduites par l’homme dans de nouveaux environnements.

Pour cela, nous avons étudié deux espèces de fourmis des trottoirs appartenant au genre Tetramorium : T. immigrans et T. caespitum.

Que se passe-t-il lorsqu’une nouvelle espèce arrive ?

L’introduction d’une nouvelle espèce crée de nouveaux contacts entre espèces jusqu’alors géographiquement séparés, rendant possibles des échanges génétiques entre les espèces natives et les espèces nouvellement arrivées.

De tels échanges génétiques ont généralement lieu au sein d’une même espèce, suite à la migration de gamètes ou d’individus entre différentes populations, mais ils peuvent occasionnellement intervenir entre des espèces différentes lors d’évènements de reproduction entre elles.

Les descendants hybrides présentent alors souvent une valeur sélective (c’est-à-dire une probabilité de survie et de reproduction) plus faible que leurs parents. En raison de leur « haplo-diploïdie », les fourmis peuvent être moins fortement confrontées aux effets délétères de l’hybridation.

En effet, les femelles sont issues du développement d’un œuf fécondé et sont donc diploïdes : elles possèdent deux jeux de chromosomes, l’un venant de la mère, l’autre du père. En revanche, les mâles haploïdes sont issus du développement d’un œuf non fécondé et ne possèdent donc que le jeu de chromosomes de leur mère ; ils ne sont donc pas hybrides même lorsque la reine s’est accouplée avec des partenaires d’une autre espèce.

Cette caractéristique des fourmis, associée avec leur reproduction en groupe lors des vols nuptiaux ou encore leur organisation sociale, rendent les fourmis particulièrement sujettes à de tels évènements d’hybridation entre les espèces.

Deux espèces qui se côtoient dans un laboratoire à ciel ouvert

Les vallées du Rhône et de la Saône recouvrent un gradient climatique le long d’un axe nord-sud qui traverse les régions continentale et méditerranéenne. Il s’agit d’une zone urbanisée depuis l’époque romaine, où les processus d’urbanisation encore importants aujourd’hui donnent naissance à de vastes territoires urbains en expansion constante.

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Tain l’Hermitage, dans la Drôme. Béa/Wikimedia

Dans cette zone, nos recherches ont mis en évidence que la présence de T. immigrans et T. caespitum dépend des conditions climatiques et de l’urbanisation à une échelle très locale (quelques mètres autour du nid) et à l’échelle du paysage (quelques centaines ou milliers de mètres autour du nid). T. immigrans est présente essentiellement dans la partie plus méditerranéenne de la zone étudiée, tandis que T. caespitum est présente exclusivement au nord des vallées du Rhône et de la Saône, dans des environnements plus froids et secs. En outre, T. immigrans est largement représentée dans les microhabitats anthropisés (béton, bitume, graviers), alors que T. caespitum est présente essentiellement dans des sols végétalisés et très abondante en dehors des villes.

T. immigrans n’est probablement pas une espèce native du sud-est de la France. Bien que la période à laquelle cette espèce aurait été introduite en France ne soit pas connue précisément à l’heure actuelle, nos résultats suggèrent qu’elle n’est pas présente de longue date dans les zones urbaines les plus au nord de sa distribution, à la frontière du territoire de T. caespitum. Ainsi, ces deux espèces coexistent dans une zone de contact visiblement récente, qui constitue un environnement optimal pour étudier d’éventuels processus d’hybridation entre elles.

Des hybrides fertiles et des reines volages

Un échantillonnage massif de T. immigrans et T. caespitum (quelques dizaines d’ouvrières collectées dans plus de 1 200 colonies) nous a permis de définir précisément la zone de recouvrement de ces espèces. En étudiant l’ADN mitochondrial et nucléaire des individus collectés, nous avons montré l’existence d’une hybridation fréquente dans la zone où ces espèces coexistent, avec de nombreux croisements desquels résulte une progéniture fertile. Cependant, nous n’avons recensé aucun descendant de mâle hybride : seules les reines hybrides semblent produire une progéniture viable, suggérant que les mâles hybrides ne sont pas viables ou sont stériles. Ce résultat pourrait être lié à l’haploïdie des mâles, bien que de futures recherches soient nécessaires pour confirmer cette hypothèse.

Plus étonnant encore, le système d’accouplement de ces espèces est probablement partiellement responsable de cette hybridation rapide. Sur la base d’une étude plus poussée au sein de la zone hybride (plus de 1000 individus issus de 70 colonies), nous avons détecté chez ces deux espèces un système d’accouplement monogyne et polyandre : chaque colonie descend d’une reine unique accouplée avec un ou plusieurs mâles. De plus, les reines T. caespitum s’accouplent parfois avec quatre mâles différents (contre un ou deux pour les reines de T. immigrans), augmentant donc les probabilités de s’accoupler avec un mâle appartenant à l’autre espèce.

Il faut ici rappeler que les fourmis s’accouplent « pour la vie » : les spermatozoïdes des mâles sont conservés vivants et prêts à servir dans les voies génitales femelles dans un organe spécifique, la spermathèque, jusqu’à la mort de la reine. Un accouplement multiple se déroule donc entièrement pendant le vol nuptial, la femelle étant fécondée de manière successive par les mâles dont le sperme se mélange dans la spermathèque. Ainsi, l’enjeu lié à la nécessité de s’accoupler avec un (ou plusieurs) partenaire(s) lors de ce vol nuptial est important. Être capable de se reproduire avec un mâle d’une autre espèce augmente également la probabilité de rencontrer avec succès un ou plusieurs partenaire(s) et pourrait donc s’avérer avantageux sur le plan de la reproduction.

Polyandrie et hybridation avec une autre espèce : un cas unique ?

Si T. immigrans et T. caespitum ne sont pas les seules espèces de fourmis à présenter un tel comportement d’hybridation ou d’accouplement multiple, un système combinant polyandrie et hybridation avec une autre espèce est en revanche sans précédent à notre connaissance.

Comprendre la propagation de l’hybridation et ses conséquences à long terme devrait nous permettre de mieux appréhender l’expansion de T. immigrans et le devenir de T. caespitum dans les zones de coexistence.

Par exemple, une originalité surprenante propre à ce système combinant polyandrie et hybridation est l’existence de colonies issue d’une reine d’une des deux espèces accouplée avec plusieurs mâles, certains appartenant à son espèce et d’autres à l’autre espèce. De tels cas sont rares (seulement 15 % des colonies hybrides décrites à ce jour), mais apportent des informations essentielles. En effet, dans ces situations, les différents mâles accouplés à la reine contribuent de manière asymétrique à la production de la progéniture. Ainsi, quelle que soit son espèce, une reine accouplée avec des mâles des deux espèces a plus de descendants issus des mâles T. immigrans que des mâles T. caespitum, peut-être parce que ces derniers fournissent moins de sperme, ou encore un sperme de moins bonne qualité, ce qui pourrait se traduire à long terme par un biais de descendance favorable à T. immigrans au sein de la zone hybride.

Dans un monde ouvert où humains et marchandises circulent librement, le nombre et la diversité des espèces invasives ne cessent d’augmenter, représentant des menaces potentielles pour des milliers d’espèces natives avec lesquelles elles entrent en compétition.

Dans ce contexte, nos travaux montrent que l’hybridation avec les espèces locales comme les accouplements multiples sont susceptibles de favoriser l’expansion de ces espèces introduites, par exemple en accélérant leur colonisation de nouveaux habitats.

Il apparaît dès lors plus que jamais nécessaire de mieux comprendre les interactions entre ces mécanismes reproductifs et dans quelle mesure ils pourraient faciliter les invasions biologiques dans les années à venir.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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Gilles Escarguel et Marion Cordonnier ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d&#39;une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n&#39;ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.