Diego Armando Maradona, un héros profondément humain

Si la mort de Diego Maradona suscite tant d’émotion à travers le monde, c’est bien sûr en raison de la qualité de ses exploits sur les terrains de football mais aussi en raison d’une trajectoire exemplaire (du moins jusqu’en 1990) qui l’avait mené de la misère à la gloire et à la fortune.

Maradona est demeuré le symbole d’un joueur issu du peuple, n’oubliant pas ses origines et fier de représenter les couches les moins fortunées de la population.

Revenons sur les principales étapes de son itinéraire et sur ce que celles-ci nous disent de la force évocatrice du champion.

Enfance pauvre et ascension fulgurante

Diego a passé son enfance à Villa Fiorito, une banlieue pauvre de Buenos Aires, au sein d’une famille nombreuse (huit enfants). Son père, ancien batelier, était devenu travailleur de force pour nourrir les siens, et, cependant, il n’y avait pas l’eau courante à la maison. Passionné par le football, plus que par les études, Diego intègre, dès ses neuf ans le club d’Argentinos Juniors, gravit rapidement tous les échelons et dispute son premier match en première division en 1976 (il n’a pas encore tout à fait 16 ans).

L’année suivante est marquée par deux événements fastes : sa rencontre avec Claudia, du même milieu que lui, dont il aura deux filles, sa première sélection en équipe nationale, après avoir participé à seulement 11 matchs en première division. Cependant il n’est pas retenu dans l’équipe qui gagne la Coupe du monde en 1978 en Argentine.

C’est une cruelle déception mais aussi la consolation de ne pas avoir contribué à la reconnaissance du régime des colonels qui dirige alors le pays. « Des types comme Videla, dira-t-il plus tard, salissent le nom de l’Argentine, à l’inverse le nom du Che devrait la remplir d’orgueil ». La même année, il marque son premier but en équipe nationale senior et, en 1980, son centième but dans le championnat argentin de première division.

La vie a changé. Le voici qui emmène sa famille à Disneyland aux États-Unis. En quatre ans, il est passé de Fiorito à Disneyland. Le succès ne s’arrête pas là. Il est transféré en 1981 à Boca Juniors, l’un des deux plus grands clubs de Buenos Aires, le club populaire par excellence. Boca est célèbre par ses titres, ses joueurs et son stade, la Bombonera ; l’autre grand club de la capitale, plus aristocratique, c’est River Plate et les matchs entre ces deux clubs donnent lieu à des derbies enflammés, ce que l’on appelle le classico.

Dans la famille de Diego, pas de doute, on était supporter de Boca et, même si les offres de River étaient plus alléchantes, notre jeune prodige opta, en 1980-1981, pour son club favori, vainquit, à cette occasion, River et devint champion d’Argentine avec son équipe au terme de la saison.

Mais la situation économique de l’Argentine était devenue catastrophique. Il est transféré à Barcelone en 1982 pour huit millions de dollars.

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Le maillot de Maradona au musée du Barça. Lluis Gene/AFP

Si dans la capitale catalane les conditions de vie sont bonnes, l’ambiance sur le terrain comme dans la ville ne convient pas à l’enfant des faubourgs. Le football que prône l’entraîneur est très physique (« courir, courir, courir ») et l’artiste du ballon rond ne s’y adapte pas. Les défenseurs adverses sont brutaux (l’un d’entre eux, un Basque, brise la cheville du champion). Mais surtout la mentalité, « l’idiosyncrasie des Catalans », dit Maradona, le rebutent.

Virtuose, facétieux voire roublard, amateur de coups d’éclat, se déplaçant avec sa famille et ses amis (ce que l’on appelait à Barcelone « le clan argentin »), menant une vie nocturne tapageuse, el pibe s’adapta donc mal au style de jeu « géométrique » du Barça où l’on a longtemps préféré les joueurs d’Europe du nord aux Sud-Américains, et au style de vie, un tantinet guindé que l’on prise dans la capitale catalane.

Ce séjour à Barcelone fut « une période difficile, un désastre », selon ses propres mots.

La naissance de la légende et le symbole d’une communauté

Au terme de cet épisode, la légende de Maradona se créa en deux temps : au Mexique lors de la Coupe du Monde 1986 et à Naples (de 1984 à 1991).

Dans un cas comme dans l’autre, Diego contribua à rétablir l’honneur, blessé, de la collectivité qu’il représentait. En cette année 1986, l’image de l’Argentine demeure déplorable, souillée qu’elle est par la dictature militaire (1976-1983) et par la désastreuse défaite lors de la guerre des Malouines (1982).

La victoire de l’Argentine au Championnat du monde rétablit cette fierté nationale refoulée, en particulier grâce aux exploits de Maradona lors du quart de finale contre l’Angleterre qui avait administré une leçon militaire lors de l’épisode des Malouines.

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Lors du fameux match contre l’Angleterre en 1986. AFP

Maradona berna les Anglais en réalisant deux buts extraordinaires. Le premier fut une revanche de la roublardise populaire sur le fair-play aristocratique dont sont héritiers les Anglais. Ne pouvant atteindre le ballon de la tête, Maradona s’aida de la main pour tromper le gardien adverse. Commentant cette action, il déclara : « J’ai mis la tête et Dieu la main ». Le second but ne dut rien à la roublardise. Parti de la moitié de terrain de son équipe, Maradona dribbla cinq joueurs, y compris, pour terminer, le gardien de but. Cet exploit, tout en finesse et en virtuosité, fut qualifié unanimement de « but du siècle ».

L’adhésion populaire, la rédemption d’une collectivité décriée furent aussi particulièrement sensibles à Naples dont le pibe d’oro devint l’emblème. Revenons sur cet épisode si caractéristique des vertus sportives et extrasportives de Maradona.

Au terme de ses deux saisons difficiles à Barcelone, la seule offre intéressante vient du Napoli, un club alors modeste de la première division italienne. D’autres clubs plus prestigieux n’ont pas manifesté d’intérêt au recrutement de Diego. Le président de la célèbre Juventus de Turin a considéré qu’il était trop petit ; il est vrai que le pibe d’oro mesure 1m 67 et pèse 70 kg, des qualités physiques bien insuffisantes à une époque où l’on valorise la corpulence et la robustesse.

À Naples, Maradona est accueilli avec un enthousiasme extraordinaire : 70 à 80 000 personnes assistent à sa « présentation » au stade San Paolo le 4 juillet 1984. L’osmose avec la population napolitaine est totale. Devenu riche, Maradona a conservé une culture de pauvre.

Voici comment le présentait un chroniqueur : « Avec ses courtes pattes, son torse bombé, sa gueule de voyou et son diam dans l’oreille, Diego était devenu pour nous un vrai Napolitain. Son amour des belles filles et de la bonne bouffe, sa folie des bolides […] et, en même temps son côté église et famille sacrée […], son sale caractère, capricieux, exubérant, indiscipliné, tout cela faisait de lui un vrai fils légitime de la cité ».

L’identification était telle qu’on lui attribuait volontiers des origines napolitaines, certifiées, disait-on par un œil malicieux rappelant celui des scugnizi (enfants) des quartiers populaires de la ville. Sans doute la famille Maradona a-t-elle des origines amérindienne et italienne (mais rien n’indique que Naples en fut le berceau) mais l’identification de la ville à Diego était réciproque.

Voici ce que déclarait notre champion : « Je veux devenir l’idole des enfants pauvres de Naples parce qu’ils sont comme j’étais quand je vivais à Buenos Aires ». Le parallèle que l’on peut faire entre Platini et la Juventus, d’une part, et Maradona et le Napoli, de l’autre, illustre le contraste entre une Italie prospère et hautaine et un Sud pauvre et méprisé mais aussi entre la rigueur septentrionale – la devise de La Juve est « Serietà, sobrietà, semplicità » (sérieux, sobriété, simplicité) – et la fantaisie méridionale.

La stigmatisation de la cité par les habitants du nord de l’Italie (« Benvenuti in Italia », scandent les supporters des clubs septentrionaux à l’adresse de l’équipe napolitaine) rappelle à Maradona le mépris à l’égard des pauvres qu’il a éprouvé dans sa jeunesse.

Les installations sportives du centre où les joueurs s’entraînent réveillent le souvenir du cadre où il a grandi : les murs des vestiaires s’effritent comme ceux de la maison paternelle. Bref l’identification à double sens est totale au point que des supporters napolitains n’hésitent pas à écrire sur les murs avec l’emphase humoristique qui caractérise le style de la ville : « Diego, ti amo più dei miei figli » (Diego, je t’aime plus que mes fils).

Des exploits sportifs à Naples comme des revanches

Pour atteindre une telle popularité, il a fallu que les exploits sportifs soient au rendez-vous. Grâce à Maradona, le Napoli est champion d’Italie pour la première fois de son histoire en 1987, vainqueur de la Coupe de l’UEFA en 1989 et remporte de nouveau le titre national en 1990, ce qui suscite une liesse extraordinaire.

Ces victoires sont vécues comme des revanches sur une histoire difficile, comme des pieds de nez envers ceux qui brocardent habituellement la ville et ses habitants. De Naples brocardée, conspuée, voire honnie, Diego a fait une cité victorieuse. Ces hauts faits font de Maradona une idole.

On lui dresse des autels, on compose des prières à son intention, comme ce Notre Père parodique où le nom de Maradona remplace celui du Seigneur :

Notre Maradona
Toi qui descends sur le terrain
Nous avons sanctifié ton nom
Naples est ton royaume
Ne lui apporte pas d’illusion
Mais conduis-nous à la victoire en championnat.

C’est ce personnage de légende, bienfaiteur de la ville, que commémorent encore aujourd’hui les Napolitains. L’année de son départ, des intellectuels composèrent un Te Diegum. Aujourd’hui c’est toujours dans la ville la référence majeure ; quand on le mentionne, on n’emploie pas son nom mais le pronom personnel de la troisième personne qui lui est réservé (lui en italien ou isso en napolitain).

On continue de vanter son comportement et ses apparitions au stade San Paolo sont, dit-on, porteuses de bonne fortune, de victoire pour l’équipe.

Signe de cette dévotion, les objets qu’il a touchés sont pieusement conservés. Le fils de l’ancien gardien des vestiaires du stade a consacré un musée à l’idole dans le sous-sol de l’immeuble où il vit, dans un quartier populaire de Naples. Y figure en bonne place la cafetière qu’utilisait l’épouse du gardien, la mère de notre collectionneur, pour préparer le café de Maradona. Symbole encore plus coruscant de ce culte dont la parodie n’est pas absente : installé dans un bar du centre-ville, un autel à la gloire de Maradona, comportant une relique (un cheveu prélevé sur le dossier d’un avion). La fusion entre Naples et Maradona demeure donc totale.

La réussite d’un héros de notre temps

Si Diego jouit à travers le monde d’une telle popularité, c’est qu’il incarne, à sa façon, les rêves de notre temps ; parti de rien, il est arrivé au sommet par son propre mérite, sans l’aide de parents bien placés.

C’est la leçon que nous livrent la plupart des champions sportifs, emblèmes des sociétés mérito-démocratiques. Il est, au demeurant, symptomatique que les compétitions aient pris corps dans des sociétés de ce type : dans la Grèce antique (où, comme le note Hegel, se lèvent les principes d’égalité et d’individualité), dans l’Angleterre du XIXe siècle, là même où la compétition sociale, la remise en cause des hiérarchies sont désormais pensables.

L’idée même de ces championnats, auxquels chacun est invité à participer, n’a pu émerger que dans des sociétés qui font de l’égalité un idéal, sinon une réalité. Imagine-t-on des serfs participant à un tournoi de chevaliers ?

Pour réussir dans nos sociétés, il faut aussi de la chance, un coup de pouce du destin, ce que reconnaissait Maradona après la victoire, de mauvais augure, de l’Argentine sur l’Italie, aux tirs au but, lors du Mondial de 1990. Il faut aussi parfois s’aider d’une discrète tricherie (un coup d’œil sur la copie du voisin lors d’un examen, une irrégularité quand l’arbitre tourne le dos), ce que fit Maradona, en particulier à l’occasion de son premier but contre l’Angleterre en 1986. Cette friponnerie face à des puissants, et son compte rendu facétieux (« Et Dieu la main »), accrut la popularité de Maradona chez les sceptiques et les rieurs.

La réussite par ses propres mérites, un peu de chance et de filouterie sur ce chemin campent le héros de notre temps.

Proche du peuple et légende noire

Mais il y a plus. Beaucoup de grands joueurs, partis de rien, ne durent leur réussite qu’à leurs qualités personnelles. Maradona, devenu une icône, sut – comme naguère Garrincha « la joie du peuple » au Brésil – rester proche de ses supporters. Rien à voir avec ces champions, jaloux de leur tranquillité, toisant leurs admirateurs avec quelques gestes distants et accrochés à leurs écouteurs.

Diego resta proche du peuple, répondant aux sollicitations des uns et des autres, exprimant sa joie comme sa rage avec les mots de tous les jours, sans cette « langue de bois » si caractéristique des sportifs d’aujourd’hui. Maradona riait, versait des larmes, donnait libre cours à ses émotions alors que notre époque prescrit la retenue.

Mais, dira-t-on, comment une telle popularité peut-elle se combiner avec la légende noire de l’ange déchu qui prend le relais de cette légende dorée à partir de 1991 ?

À vrai dire, dès son séjour à Barcelone des soupçons pèsent sur Maradona ; il se droguerait à la cocaïne. Ces soupçons se confirment à Naples où il est « contrôlé positif », au début de l’année 1991, et disqualifié pour tout match officiel pendant 15 mois.

Cette sanction est, selon lui, la rançon de la défaite qu’a infligée l’Argentine à l’Italie lors du Championnat du monde de 1990. On l’accuse également, et ces faits sont attestés, de relations suspectes avec le clan camorriste Giuliano, d’un usage abondant du téléphone rose et d’une paternité illégitime.

Maradona regagne, penaud, l’Argentine où il est arrêté pour usage de la cocaïne et où il ne peut participer, en raison de sa suspension, qu’à des matchs de bienfaisance. Après avoir purgé sa peine, il est recruté par le club de Séville où, accusé, entre autres, de mener une vie nocturne débridée, il se brouille avec les dirigeants tout comme avec ceux du club argentin de Newells Old Boys qu’il rejoint après avoir quitté l’Andalousie en 1993.

Il mène cure sur cure pour retrouver le poids qui lui convient mais c’est un joueur au corps et aux traits grossis qui participe au Championnat du monde aux États-Unis en 1994. Au terme d’un match contre la Grèce (où il marque un superbe but), il est, à nouveau, « contrôlé positif », cette fois-ci à l’éphédrine. Il est suspendu, une nouvelle fois, pour 15 mois.

À défaut de pouvoir jouer, il devient directeur technique d’un club mais se fâche rapidement avec son président. Son comportement, notamment vis-à-vis de la presse, est de plus en plus violent et si le héros est toujours récompensé pour ses exploits passés (Ballon d’or de France Football, invitation à Oxford…), il est de plus en plus stigmatisé pour ses écarts de conduite.

Il rejoint en 1995 le club de Boca mais il déçoit les supporters qui l’avaient acclamé et en viennent à le siffler. Il tente de mettre fin à sa dépendance à la drogue dans une clinique suisse mais rien n’y fait. En août 1997, à 37 ans, au terme du match qui oppose Boca Juniors à Argentinos Juniors, il est de nouveau « contrôlé positif », ce qui sonne le glas de sa carrière de joueur.

La suite sera, à quelques nuances près, une dégringolade personnelle et professionnelle continue. Maradona grossit, subit des cures de désintoxication dans une clinique de La Havane, à l’invitation de son ami Fidel Castro (il se dit « Fidelista »). Il est victime d’un malaise cardiaque en 2004, année où il divorce d’avec Claudia. L’histoire romantique s’achève donc aussi.

Diego se remariera, divorcera de nouveau, aura des liaisons et, au terme de son parcours sentimental, huit enfants lui seront en tout attribués. L’alcool, les cigares, la boulimie seront à l’origine d’un nouveau grave malaise en 2007. Sa nomination, fin 2008, comme sélectionneur de l’équipe nationale d’Argentine en 2008 semble inaugurer un cycle moins calamiteux. Il n’en est rien. En cette même année, il est poursuivi par le fisc italien qui lui réclame 37 millions d’euros.

Sous sa houlette, l’Argentine parvient cependant à se qualifier pour le Championnat du monde de 2010 en Afrique du Sud mais Maradona se signale une nouvelle fois par son comportement outrancier. Lors d’une conférence de presse, il insulte les journalistes en utilisant des termes grossiers si bien que la FIFA le suspend de ses fonctions pour deux mois.

Quant à la fédération argentine, elle le limoge en juillet 2010, au terme d’un Mondial décevant de l’équipe nationale. Le voici ensuite entraîneur de clubs des émirats arabes, puis biélorusse. Ses retours en Amérique du Sud pour des exhibitions sont scandés par des pugilats et des scènes de violence.

Sur son corps, devenu obèse, sont tatoués des portraits du Che et d’autres leaders révolutionnaires. C’est néanmoins en Argentine qu’il effectue son ultime mission d’entraîneur, auprès du club de Gimnasia y esgrima la Plata.

Comment une telle popularité peut-elle s’accommoder de tant d’épisodes sinistres et dégradants où l’antihéros se substitue au héros ?

Si Maradona est un modèle d’identification, c’est que sa vie, comme celle de tout un chacun, est faite d’une alternance d’épisodes heureux et tragiques. À la gloire succède la déchéance, aux victoires du Napoli les revers des clubs émiratis qu’il entraîne. Chacun ne connaît pas de tels renversements du haut vers le bas mais la légende noire de Maradona illustre au superlatif comment le malheur peut succéder au bonheur. On est loin de l’image lisse offerte par bien des champions dont la vie est « un long fleuve tranquille », faite de victoires et de récompenses.

Par tous ces aspects, Maradona est un champion hors norme, suscitant l’admiration, le sourire complice, la proximité mais aussi la commisération. Un condensé hyperbolique d’humanité en somme.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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