L’identité, redoutable enjeu politique

Comment faire de l’identité, même sans en avoir l’air ? Tel pourrait être le mot d’ordre politique des vingt dernières années en Europe.

En 2007, dans une France qui constitue souvent l’expression exacerbée des changements politiques du continent, Nicolas Sarkozy scande une campagne présidentielle très controversée au tambour de l’identité nationale, puis peine à institutionnaliser la thématique comme catégorie d’action publique.

Une décennie plus tard, en 2016-2018, Emmanuel Macron s’essaie brièvement à relancer ce même débat sur l’identité française, avant d’en revenir très vite à une célébration des valeurs nationales, des normes de civilité républicaine et de la laïcité.

Dans les années 2000, les institutions de l’Union européenne s’acharnent à promouvoir une identité européenne imitant la construction stato-nationale dans la recherche d’une charte fondamentale, d’un mythe des origines et d’une culture partagée. L’échec de la constitution européenne et sa réduction au beaucoup moins messianique traité de Lisbonne ouvrent la voie à une nouvelle ère de communication mettant en avant les valeurs européennes. Le collège des Commissaires prenant fonction en 2019 comprend ainsi deux portefeuilles consacrés aux valeurs et à la transparence ainsi qu’à la promotion du mode de vie européen.

Que traduit ce glissement de l’identité aux valeurs ? Comme toujours, le symbolique exprime les dynamiques du vivre-ensemble et du pouvoir, notamment sur trois points : la recomposition des rapports entre politique et économie ; l’informalité croissante de la régulation politique et sociale ; la volatilité des frontières.

De l’individuation aux identités multiples

Le répertoire des valeurs est pleinement compatible avec l’ethos du marché. Les mêmes valeurs informent le management public et celui des grandes entreprises privées : transparence, bonne gouvernance, compétitivité, innovation, soutenabilité. Les experts en éthique circulent d’un univers à l’autre. Cette communauté de langage et de références facilite l’interpénétration des secteurs économique et politique. Elle illustre pour une part le renversement d’influence, le premier tendant à prendre le pas sur le deuxième. Mais elle traduit aussi des mutations structurelles qui impactent également les deux secteurs.

L’une de ces mutations est la poursuite de l’individuation des sociétés. Cet individu-roi se coulera difficilement dans une identité contraignante qui postule l’uniformité et la continuité. Il adhérera plus facilement à des valeurs laissant la part à la spontanéité, au choix à la carte, au droit de retrait.

Une autre mutation est celle de la régulation politique, qui prend désormais de moins en moins la forme d’un pouvoir éloigné et hiérarchique agissant par l’injonction et le droit.

Aujourd’hui, le travailleur de l’économie de la connaissance, le citoyen digital, l’étudiant de l’Europe de Bologne, l’artiste devenu « créateur » sont invités à l’auto-ajustement à une norme diffuse, qui s’exprime à travers des modèles, des incitations, des distinctions conférées par les pairs ou par la masse et énoncées en termes de valeurs. La reconnaissance symbolique n’est plus – ou plus seulement – octroyée par la nation pour l’ensemble d’une œuvre ou d’une vie, à lire dans la statuaire, dans les livres d’histoire, sur les pièces de monnaie ou les timbres. Elle s’exprime par l’addition de plébiscites éphémères, des « likes » des réseaux sociaux aux prix en tous genres récompensant ceux qui incarnent au mieux les normes de réussite, laissant aux autres la responsabilité de leur échec.

Enfin, à la tyrannie rigide des identités qui dans leur forme classique renvoient à un territoire, une temporalité et un centre agissant, les valeurs substituent des frontières mouvantes (mais pas moins excluantes) dessinant une altérité à géométrie variable.

Que l’on soit en deçà ou au-delà du Quiévrain, des Alpes, de la Manche, des Balkans, de la Méditerranée, de l’Atlantique ou de l’Oural, l’appartenance partagée se joue – au choix – selon l’adhésion aux droits de l’homme, à l’état de droit, à l’héritage chrétien, à la moralité traditionnelle, aux vertus du marché ou de l’innovation scientifique. Jouer des valeurs en accordéon, en soulignant leur universalité puis en les repliant sur une acceptation idiomatique, permet de parcourir instantanément toute l’échelle entre le « nous » et « les autres ».

Retour vers le particularisme ?

Où en est-on aujourd’hui, et que peut-on escompter pour l’avenir ? L’incantation des valeurs démocratiques et libérales démentie par des pratiques divergentes risque de sonner de plus en plus creux. La segmentation de la globalisation en rivaux systémiques contredit la prétention à l’universalité de ces valeurs. L’éternel retour du fantasme du « choc des civilisations » contribue à re-provincialiser l’Europe. Les tentations autoritaires et conservatrices questionnent la victoire du libéralisme culturel.

Il n’est pourtant pas acquis qu’on assiste à un retour des identités de naguère. La saga du Brexit montre, à tous les niveaux territoriaux (du local à l’européen), autant la résurgence d’un nationalisme ethnique rêvant d’une restauration de la congruence entre culture et politique (tous ensemble et semblables sous un pouvoir souverain) que l’extrême complexité de l’exercice.

Les formes de populisme qui fleurissent sur tout le continent mettent en exergue les vertus d’un peuple idéalisé (les masses opposées aux élites, le peuple du passé face à sa forme contemporaine dégradée, le « nous » par rapport aux « autres ») mais ce peuple défini par oppositions ne se confond pas avec celui du nationalisme qui postule l’unité et la continuité de la communauté politique. La violation des valeurs inscrites dans le droit (de l’état de droit à la souveraineté en passant par l’égalité) les transforme en simulacres politiques abstraits et peu crédibles (d’où leur reformulation en un « mode de vie » beaucoup plus concret, sans être plus précis pour autant).

Terminons cette réflexion prospective avec deux prophètes qu’on peut espérer être des Cassandre dans l’erreur plutôt que des oracles avertis. Dans cet autre constitutif de l’Europe que sont les États-Unis et qui annonce souvent son futur, le chaos provoqué par Donald Trump et qui survivra à sa défaite électorale ne renvoie ni à la restauration conservatrice d’une identité traditionnelle américaine, ni à un charisme transformateur voué à se routiniser dans une nouvelle expression durable du vivre ensemble.

En Europe, le premier ministre hongrois Viktor Orban énonce un agenda qui combine sans les intégrer des valeurs composites sous la bannière d’une « liberté chrétienne » constituée par : « les patriotes plutôt que les cosmopolites, le patriotisme plutôt que l’internationalisme, le mariage et la famille plutôt que la promotion des relations homosexuelles, la protection des enfants plutôt que la libéralisation de la drogue, la protection des frontières plutôt que les migrants, et la culture chrétienne plutôt que le méli-mélo multiculturel ». L’incapacité de ces rhétoriques à renouveler la légitimation politique suggère que, au-delà de l’identité, des valeurs et des modes de vie, un nouveau récit est toujours à venir.


Cet article s’inscrit dans le cadre d’une réflexion collective de synthèse et prospective « 20 ans déjà, 20 ans demain. 2000-2020-2040 » sur quelques évolutions politiques majeures à l’occasion des 20 ans du Cevipol.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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