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L’onction de la Nation américaine par son président catholique

Selon Valérie Biden Owens, sœur, meilleure amie, et ex-consultante politique de Joe Biden, son frère va « restaurer l’âme de l’Amérique ». Elle a déclaré dans une interview récente rapportée par Matt Viser, du Washington Post :

« En Amérique, nous avons souvent la bonne personne au bon moment. Nous avons eu Lincoln pendant la guerre civile, FDR après la grande dépression. Mon frère est le bon [président] pour les défis auxquels nous faisons face aujourd’hui. Il sait comment redresser la [Nation]. Toute sa vie n’est que redressement et guérison, et c’est ce dont notre pays a besoin. »

Cette remarque relève une vérité sur le rôle non écrit mais essentiel du président des États-Unis : sa personne incarne la Nation américaine et sa parole sert à la maintenir ou à la rétablir dans sa destinée. Comme le montre Robert Bellah dans son article devenu classique et très commenté sur la religion civile des États-Unis, le président exprime au sens littéral l’identité nationale. En l’occurrence, Joe Biden, avec ses discours de victoire puis d’investiture, a immédiatement endossé son rôle de grand prêtre national, mais en y ajoutant sa touche personnelle, une touche surprenante eu égard à la fabrique plutôt protestante de la narration américaine, à savoir sa spiritualité catholique.

Religion civile américaine, narration biblique et parole présidentielle

Le tempérament chrétien et biblique de la narration nationale américaine est en effet facilement repérable, tout comme l’évolution de ses schèmes.

Très nombreuses aux États-Unis, les recherches sur ce sujet ont aussi été conduites en France, notamment par Sébastien Fath et Denis Lacorne, qui en a fait une synthèse magistrale dans De la religion en Amérique (2007). Camille Froidevaux-Metterie, dans Politique et Religion aux États-Unis (2009) rappelle aussi que la religion civile américaine s’appuie sur les idéaux types du républicanisme britannique. Antérieurement, l’historienne Elise Marienstras a publié deux livres très éclairants, Les Mythes fondateurs de la Nation américaine (1976) et Nous le Peuple : les origines du nationalisme américain (1988). Des auteurs plus contemporains, comme le politiste Mark Bennett McNaught ou le juriste Maxence Guillemin ont continué d’en tracer les linéaments et d’en analyser l’influence sur l’interprétation de la Constitution.

En effet, toute la sacralité de l’appareil institutionnel fédéral, son calendrier électoral, ses usages non écrits mais immuables, dont celui de l’investiture présidentielle, s’adossent à la révérence envers la Constitution et les droits énoncés. Mais la mythologie des textes « saints » excède leur sens littéral. Pour la repérer, il faut relire la Déclaration d’indépendance et… les discours présidentiels. Le président des États-Unis, dans cet entrelacs symbolique puissant, n’est pas tant le Chief Executive d’une Union organisée par pragmatisme et nécessité depuis 1787. Il est le vicaire de la religion civile américaine, elle-même construite autour de sa légende nationale. Le serment d’investiture puis le discours personnel du président sont centraux. Ils placent ce dernier au cœur de la fabrique narrative. Il est le porte-voix et l’incarnation de la Nation.

Avec lui, la légende nationale prend corps et se raconte. George Washington, général en chef de l’Armée des patriotes, premier des présidents à tous les égards, a aisément représenté la figure de Moïse libérateur, divinement choisi pour conduire le Peuple élu hors de la tyrannie (britannique). C’est lui qui a prononcé le premier discours d’investiture et laissé un discours d’adieu resté dans les annales.

Alors que la guerre civile est en train de briser le pays, Abraham Lincoln, qui a fait de la préservation sacrée de l’Union sa priorité absolue lors de son investiture (mars 1861), transforme le conflit fratricide en sacrifice salvateur pour la renaissance de la Nation, dans son discours de Gettysburg (novembre 1863). Il s’exprime aux abords d’un champ de bataille où ont péri 51 000 soldats, entre le 1er et le 3 juillet 1863. Lors de son deuxième discours d’investiture (mars 1865), il présente la guerre comme une conséquence du péché de l’esclavage. Il implore ses concitoyens de pratiquer la charité réciproque et la réconciliation.

Mark Noll a écrit que ce discours-là était « l’un de ces rares textes à moitié sacrés par lesquels les Américains conçoivent leur place dans le monde ». Lincoln a « fini » d’expier les péchés cumulés du fratricide américain par son propre sacrifice, double figure du bouc émissaire et de l’agneau pascal. Il meurt assassiné quelques jours après la fin de la guerre. Et cette mort « christique » l’a transformé en deuxième gardien tutélaire de la Nation.

« J’ai mis toute mon âme dans cet acte » : la spiritualité de Joe Biden au secours de la narration nationale

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les adresses des différents présidents en temps de guerres et de crises.

Depuis les années 1960, hormis le premier discours d’Obama, que Robert Bellah a commenté comme absolument conforme à sa fonction symbolique – aucune adresse n’a été aussi puissante que celle du 20 janvier 2021. Après quatre ans de déshérence symbolique, menée par un président jouant au grand magicien de l’île enchantée, le portrait dessiné par Biden d’une Amérique blessée et malade, au sens physique et intérieur, le transforme en thérapeute.

Le rappel du caractère précieux mais fragile de la démocratie américaine a été recouvert ensuite des sûres bénédictions octroyées à la Nation indivisible : une Nation résiliente, forte, celle d’un peuple de bonnes personnes, qui sait se réparer et se reconstruire. Ce faisant, la coloration théologique que Joe Biden a projetée dans ce discours n’a pas puisé dans l’imaginaire de la faute expiée ou de la brebis égarée que le pasteur vigilant ramène au bercail. Le nouveau chef de l’État a plutôt utilisé la catholique expression de la souffrance et de l’affliction, éprouvées et surmontées dans la guérison, expression qu’il puise de sa propre expérience de la douleur.

Il a aussi invoqué la force de la famille. Paraphrasant le psaume 30 : « Au soir arrivent les pleurs et au matin l’allégresse », quand il évoque la joie du petit matin, le nouveau président, habité par le deuil mais aussi le vivant souvenir des siens disparus, a en fait administré à ses concitoyens une onction de guérison, ce sacrement catholique qui offre aux malades de corps et d’âme soulagement intérieur et rémission. Il a également appelé ses administrés à prier pour les morts de la pandémie, arrachés à leur famille humaine et membres de la grande famille des Américains. Il a rappelé le lien entre unité et vérité, désunion et mensonge, puis invoqué encore l’unité recouvrée, comme une guérison certaine. La Nation a enduré l’épreuve de sa désunion et elle va surmonter maladie et blessures, parce que la guérison-résurrection ne manque jamais d’advenir.

Un président thaumaturge ?

Avec Biden commence le schème de la rémission comme nouvelle variable de la narration nationale, après celle de la libération du Peuple ou celle du sacrifice salvateur. Penser le corps blessé de l’Amérique-nation et son âme tourmentée, avoir foi en la grâce de sa guérison-rédemption, est un schéma de rétablissement assurément très catholique. Celle d’un homme qui se promène un chapelet dans sa poche, jure sur une Bible de Douai dans sa famille depuis 127 ans, et qui met une photo encadrée du pape François dans le Bureau ovale, en face du buste de Martin Luther King.

Que la nouvelle Israël, la Terre bénie et le Peuple saint d’Amérique, la City upon a Hill, puisse s’énoncer comme une famille solidaire et être rassurée par la parole d’un président thaumaturge, voilà un virage pour le moins inattendu dans les ressources symboliques de la foi civile et patriotique des États-Unis.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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