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Comment la Covid-19 transforme le travail des chercheurs en sciences religieuses

<span class="caption">La conséquence la plus évidente de la pandémie concerne la méthodologie initialement projetée. Certaines activités, comme les entrevues, ont pu être « délocalisées » en ligne. </span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span>
La conséquence la plus évidente de la pandémie concerne la méthodologie initialement projetée. Certaines activités, comme les entrevues, ont pu être « délocalisées » en ligne. Shutterstock

La pandémie mondiale de Covid-19 a entraîné sur le plan des relations sociales un profond travail de redéfinition des interactions. La distanciation sociale, qui est avant tout une distanciation physique, a transformé de nombreux secteurs professionnels, dont les activités de recherche.

Dans le domaine des sciences humaines et sociales, les méthodes dites qualitatives mises en œuvre reposent sur des interactions sociales (des entrevues, de l’observation lors d’activités de groupe ou encore des questionnaires en vis-à-vis).

Depuis le printemps, des chercheurs réfléchissent aux conséquences de la pandémie sur leurs travaux. Ces réflexions ne concernent pas seulement les bonnes façons de concilier le travail de terrain et les règles sanitaires, mais elles interrogent également leurs rapports avec leurs objets de recherche.

Par exemple, dans le champ des sciences religieuses, les responsables de la revue Sociology of Religion (https://academic.oup.com/socrel) ont publié dans leur édition de l’hiver 2020 un texte intitulé « Religion in the Age of Social Distancing : How Covid-19 presents New Directions for Research ». Ils s’interrogent sur l’adéquation des méthodes de recherche avec les transformations des pratiques religieuses induites par la pandémie.

Quand tout ne se passe pas comme prévu

Ayant entamé, avec une petite équipe de recherche, un terrain de recherche auprès d’Églises protestantes évangéliques à la fin de l’été, j’ai été amené à interroger les effets de la pandémie sur mon travail de collecte de données. De prime abord, elle est apparue comme un obstacle majeure : la plupart des activités de recherche projetées (comme les entrevues en face à face ou la participation à des activités collectives) étaient tout simplement irréalisables.

Rapidement, une question s’est imposée : comment inclure la pandémie dans le projet de recherche ? Cette question impliquait de ne pas simplement mettre le projet en suspens, mais d’inclure cette contrainte dans le projet, dans ses dimensions méthodologique et théorique. Quatre conséquences en ont découlé : les transformations des méthodes et des outils de recherche, les modifications dans le rapport à l’objet, la nécessité de reformuler les problématiques de recherche et enfin, les modifications de l’objet de recherche. Même si elles sont présentées séparément, ces conséquences sont étroitement liées les unes aux autres.

La recherche terrain en « distanciel »

La conséquence la plus évidente concerne la méthodologie initialement projetée. Certaines activités, comme les entrevues, ont pu être « délocalisées » en ligne. Cette option n’est cependant pas envisageable pour tous les terrains de recherche, car les participants ne disposent pas toujours d’un accès aux outils nécessaires.

Comme tant d’autres chercheurs, notre équipe a opté – dans la mesure du possible – pour des plates-formes de visioconférence, qui préservent la dimension visuelle de l’interaction entre l’enquêteur et l’enquêté. Ce contact visuel est essentiel, car, outre l’espace de convivialité qu’il crée, il permet au chercheur d’adapter le cours de l’entrevue en étant attentif au langage non verbal des personnes rencontrées. Et même si ces plates-formes ne peuvent pas donner accès à toute l’épaisseur phénoménologique de l’entrevue en présentiel, elles offrent aux participants la possibilité d’intervenir dans un cadre familier et sécuritaire, susceptible de faciliter l’entrevue.

Pour autant, l’entrevue en ligne n’est pas une simple transposition sur le mode virtuel de l’entrevue hors ligne. Elle n’est pas seulement une mise en contact avec une personne, elle permet également la découverte de son univers social. Les chercheurs qui, pour un même projet, ont conduit des entrevues téléphoniques et en face à face le savent bien : le cadre (un bureau, un salon, une cuisine…) dans lequel se déroule l’entrevue donne une lumière particulière aux propos recueillis.

L’ethnographie numérique

Dans un texte paru sur le site Faith and Leadership, Erin Raffety, anthropologue et pasteure presbytérienne américaine, propose de pratiquer une « ethnographie digitale » des groupes religieux étudiés. En effet, la pandémie a conduit à faire migrer en ligne des activités qui donnaient jusqu’alors lieu à des rencontres collectives, par exemple les rites et les cérémonies religieuses.


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Il faut ajouter à cela la création d’activités spécifiques au contexte actuel, comme des groupes de parole au cours desquels les participants ont l’occasion de partager leurs inquiétudes et leurs peurs face à la situation. L’ensemble de ces activités forment des espaces virtuels que le chercheur doit apprendre à observer et à décrypter.

Sur le plan pratique, l’immersion dans un terrain virtuel modifie la façon dont les chercheurs se présentent et négocient leur place dans le milieu étudié. Les séquences d’observation participante au cours desquelles le chercheur se trouve immergé dans un milieu sont traditionnellement des occasions privilégiées pour établir des contacts, présenter le projet de recherche de manière informelle ; autant de liens de confiance qui se tissent dans le temps et qui constituent des jalons pour des étapes ultérieures.

L’exemple de l’ethnographie numérique donne à voir comment plusieurs des conséquences distinguées précédemment se trouvent associées : les transformations de l’objet de recherche, la mobilisation de méthodes inédites, et enfin un travail de recadrage de la problématique initiale. Dans le cadre du projet de recherche mentionné, la problématique portait initialement sur la capacité de ces Églises à intégrer dans leur fonctionnement le contexte d’une société sécularisée et post-chrétienne. En temps de pandémie, un questionnement sur le maintien des liens sociaux au sein des Églises s’est imposé. Même s’il ne remplace pas la problématique de départ, il l’infléchit dans une direction nouvelle.

La résilience institutionnelle

Dans son livre La religion de près, l’anthropologue Albert Piette montre comment les groupes religieux sont affectés de façon chronique par des perturbations (par exemple, le départ d’un responsable ou encore la scission du groupe) qui sont des occasions privilégiées de recherche puisqu’elles viennent rompre l’ordre quotidien et quasiment rendu invisible de la vie du groupe.

La pandémie de Covid-19 est à coup sûr une perturbation majeure qui ouvre la « boîte noire » du fonctionnement des groupes religieux et révélera, à terme, leur « résilience institutionnelle », terme emprunté aux auteurs de A Culture of Faith. Evangelical Congregations in Canada et expression par laquelle on désigne la capacité d’une communauté à absorber des perturbations externes et de les intégrer à leur propre mode de fonctionnement.

Cette expression suggère que les modifications qu’elles engendrent ne sont pas temporaires, mais ont la capacité de modifier durablement la nature de ces organisations religieuses. Quand la pandémie sera chose du passé, il est probable que l’articulation de la vie communautaire en ligne et hors ligne s’en trouvera renforcée. Aux chercheurs revient maintenant la responsabilité de prendre le pouls de ces tendances émergentes et d’adapter leurs méthodes pour en rendre compte.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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