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Comment la créativité d’une population se façonne

La créativité, ou l’obtention de résultats inédits et utiles, reste source d’avantages compétitifs pour les organisations du monde entier. Teresa Amabile, professeur à la Harvard Business School, suggère dans une étude que, pour devenir créatif et fournir des résultats novateurs dans son travail, un individu doit être détenteur de trois composantes incontournables : les compétences créatives, l’expertise dans un domaine et la motivation intrinsèque (à réaliser une tâche). Si la créativité est un outil crucial partout dans le monde, l’influence qu’exerce sur elle la culture des différents pays demeure sujette à débat.

D’autre part, de nombreux spécialistes estiment qu’une culture se compose de diverses valeurs culturelles ; or, c’est principalement au travers de l’œuvre du psychologue néerlandais Geert Hofstede que nous identifions ces valeurs. En effet, ce professeur émérite nous explique qu’une culture peut varier selon plusieurs dimensions : individualisme ou collectivisme, masculinité ou féminité, indice de distance hiérarchique et degré de contrôle de l’incertitude.

Une construction multidimensionnelle

Les travaux existants sur la créativité ont bien souvent abordé l’effet des dimensions culturelles comme un facteur isolé, en se concentrant notamment sur l’impact de l’individualisme ou du collectivisme sur l’efficacité des trois composantes de la créativité. Plus récemment, un nouveau concept proposé par la psychologue américaine Michele Gelfand, le resserrement culturel, est venu supplanter les études axées uniquement sur les dimensions culturelles.

Ce concept mesure le degré de renforcement des dimensions culturelles : selon la façon dont un pays renforce ses tendances culturelles par la mise en place de normes, on parle de cultures resserrées ou relâchées (« tight » ou « lose »).

Mais la culture reste une construction multidimensionnelle ; nous n’avons donc aucune raison de penser que les dimensions culturelles fonctionnent indépendamment les unes des autres.

Pour tenter de mieux comprendre la créativité, le monde de la recherche a axé ses travaux sur les différences entre « l’Est » et « l’Ouest ». Toutefois, cette approche tend à omettre certaines nuances au niveau de l’impact des différences culturelles, puisque « l’Est » et « l’Ouest » ont leurs propres différences intestines.

Par exemple, la culture chinoise ne partage pas les dimensions culturelles de la culture indienne. Il en va de même pour la culture américaine et la culture française.

Dans notre étude, nous avons commencé par démontrer que se concentrer sur les dimensions culturelles isolées, ou sur le resserrement culturel seul n’offre aucune réponse concrète quant aux différences de créativité entre pays. Toutefois, des variations marquées apparaissent lorsque l’on examine de plus près ce que nous appelons les trousseaux culturels.

Le trousseau culturel est l’ensemble des dimensions culturelles qui caractérisent un pays donné et de leur degré de renforcement par le biais de normes (le fameux resserrement culturel).

D’un point de vue général, nous avons pu constater qu’il n’existe pas de cultures plus créatives que d’autres, mais que les dimensions culturelles et leur renforcement par le biais de normes déterminent si un pays développera mieux son potentiel créatif grâce aux compétences créatives, à l’expertise dans un domaine ou à la motivation intrinsèque.

La Suède aux antipodes du Mexique

Pour en arriver à ce constat, nous avons réalisé une méta-analyse. Cette dernière nous a permis de synthétiser les recherches existantes afin d’obtenir une unique conclusion qui englobe toutes les découvertes précédentes.

Nous avons ainsi combiné les résultats de 205 études différentes sur la créativité individuelle au travail, soit 584 expériences sur 656 254 échantillons à travers 38 pays différents. Pour chaque nation, nous avons étudié la façon dont le trousseau culturel modérait la relation entre, d’un côté, les composantes (compétences créatives, expertise dans un domaine et motivation intrinsèque) et, de l’autre, la créativité.

Nous avons alors découvert que les cultures resserrées et les cultures relâchées étaient toutes deux capables de développer leur potentiel créatif, mais que certaines dimensions culturelles déterminaient la composante qui leur permettait de l’atteindre de la meilleure façon.

C’est dans les cultures les plus resserrées, et en particulier au Mexique et en Arabie saoudite, où les dimensions culturelles de collectivisme, de masculinité, de distance hiérarchique et de contrôle de l’incertitude sont prépondérantes, que nous avons identifié les liens les plus forts avec la composante « expertise dans un domaine » (laquelle englobe une éducation antérieure, de l’expertise et une diversité des connaissances).

Ainsi, dans les cultures resserrées, les connaissances pertinentes dans un domaine sont primordiales pour développer la créativité et particulièrement renforcées grâce à des normes qui combinent ces dimensions culturelles.

Dans les pays aux cultures relâchées, comme en France, en Espagne et aux États-Unis, l’expertise dans un domaine peut être importante grâce à deux autres associations de dimensions culturelles.

On constate en revanche une très faible relation entre « l’expertise dans un domaine » et la réussite créative en Suède, un pays davantage axé sur l’individualisme, la féminité, une faible distance hiérarchique et un faible contrôle de l’incertitude. Une culture aux antipodes de celle du Mexique et de l’Arabie saoudite.

Une faible motivation intrinsèque aux États-Unis

La composante « compétences créatives » (qui englobe un style cognitif flexible, une personnalité ouverte et une grande part d’affect) est importante pour la créativité dans des pays à la culture resserrée, comme le Royaume-Uni, caractérisés par l’individualisme, la masculinité, une faible distance hiérarchique et un faible contrôle de l’incertitude.

Pour les pays aux cultures relâchées, on retrouve deux combinaisons alternées, représentées cette fois par la Bulgarie, la Roumanie, la Lituanie et les Pays-Bas.

Dans ce cas précis, le Mexique se place parmi les pays aux performances les moins élevées. Ce constat est aussi logique, puisque le Mexique est presque l’exact opposé du Royaume-Uni en matière de dimensions culturelles.

En comparant ces deux aspects de la créativité, nous pouvons constater que les pays sont plus performants que les autres sur une composante, mais moins performants sur une autre.

Pour la composante « motivation intrinsèque » (qui englobe la motivation à réaliser une tâche et l’efficacité personnelle), c’est dans les cultures resserrées, comme la Chine, Hongkong et l’Inde, où prévalent le collectivisme, la masculinité, une distance hiérarchique élevée et un faible contrôle de l’incertitude, que nous avons constaté les liens les plus solides.

Étonnamment, nous avons constaté de faibles performances sur cette composante pour tous les pays à la culture relâchée, en particulier aux États-Unis et en Belgique. Ainsi, dans le cas des États-Unis, nous retrouvons une nouvelle fois un pays qui surpasse les autres dans une composante (expertise dans un domaine), mais reste à la traîne sur une autre (motivation intrinsèque).

Nos recherches nous ont donc permis de démontrer que les cultures resserrées comme les cultures relâchées sont capables d’atteindre leur plein potentiel créatif, mais que les dimensions présentes dans leur trousseau culturel déterminent la composante qui leur permettra de mieux y arriver.

Nos résultats sont importants, en particulier pour les multinationales, car les différents pays dans lesquels elles s’implantent peuvent avoir des trousseaux culturels très différents et pousser les employés à aborder la question de la créativité d’une façon bien particulière.

Ainsi, reproduire dans un pays B les pratiques de ressources humaines (RH) qui stimulent la créativité dans un pays A peut avoir des effets néfastes, surtout si ces pratiques ne s’alignent pas avec son trousseau culturel.


Cette contribution, publiée en anglais sur le site Knowledge@HEC, est tirée de l’article de recherche « Fostering creativity across countries : The moderating effect of cultural bundles on creativity », coécrit par Michel Lander avec Pier Vittorio Mannucci, de l’école de commerce de Londres, et Kevyn Yong, de l’Institute of Management (SIM) de Singapour, publié dans « Organizational Behavior and Human Decision Processes » en 2020.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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