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La crise agricole en Inde provoque un imbroglio politique avec le Canada

<span class="caption">Le premier ministre Justin Trudeau rencontre son homologue indien, Narendra Modi, à Hyderabad House, à New Delhi, le 23 février 2018. Un discours de Justin Trudeau appuyant le droit de manifester a été très mal accueilli en Inde. </span> <span class="attribution"><span class="source">"La Presse Canadienne/Sean Kilpatrick</span></span>

Dans une [lettre](https://thewire.in/world/open-letter-indian-ambassadors-group-vote-bank-politics-canada en date du 14 décembre 2020, 22 anciens ambassadeurs indiens accusent le Canada de s’immiscer dans la politique intérieure indienne et de politiser la rétention des votes de la communauté sikhe canadienne.

En effet, le 30 novembre dernier, dans une allocution offerte à l’occasion du 551e anniversaire de naissance de Guru Nanak, fondateur de la religion sikhe, le premier ministre Justin Trudeau affirmait que le Canada défendrait toujours le droit de manifester sans violence. Trudeau faisait ainsi référence à la mobilisation sans précédent des fermiers indiens contre la dérégulation des tarifs agricoles imposée par le gouvernement central en septembre dernier et culminant, le jour même de son allocution, en un blocage de la capitale nationale en raison de la convergence de dizaines de milliers de fermiers vers Delhi.

Aujourd’hui, cette crise agricole secoue toujours le pays.

Ces diplomates indiens ont-ils raison de s’insurger contre la prise de position de Justin Trudeau ?

Mes recherches, depuis 1992, portent sur l’Asie du Sud et aux liens étroits qu’entretiennent religions et politique dans le sous-continent indien.

Le « petit Pendjab »

Bien que les réformes agricoles nouvellement instituées par le gouvernement Modi touchent l’ensemble des fermiers indiens, la province du Pendjab, au nord-ouest de la capitale du pays, grenier à blé de l’Inde, constitue la région la plus durement touchée par celles-ci.

<span class="caption">Des agriculteurs manifestent contre les nouvelles lois agricoles à Ghaziabad, dans la banlieue de New Delhi, le 7 janvier.</span> <span class="attribution"><span class="source">AP Photo/Altaf Qadri, File</span></span>
Des agriculteurs manifestent contre les nouvelles lois agricoles à Ghaziabad, dans la banlieue de New Delhi, le 7 janvier. AP Photo/Altaf Qadri, File

Parallèlement à ceci, la population canadienne compte près de 5 % d’habitants d’origine sud-asiatique, et une grande majorité de ceux-ci sont d’origine punjabi et d’allégeance sikhe. Il n’est donc pas surprenant que la si populaire Soirée du Hockey canadienne soit diffusée en français, en anglais et… en pendjabi !

En Inde, on surnomme souvent le Canada « le petit Pendjab ». Il est donc tout à fait compréhensible que le premier ministre du Canada, lors d’une allocution destinée à des Canadiens d’origine pendjabi, fasse référence à la situation on ne peut moins problématique que vit une majorité de leurs compatriotes en territoire indien. Rappelons qu’en 2019, plus de 10 000 fermiers se seraient suicidés en Inde en raison de la précarité de leur situation.

Une accusation explicite du Gouvernement Trudeau

Mais voilà que réagissent 22 anciens ambassadeurs indiens, qui accusent Justin Trudeau et le Parti libéral non seulement de politique sectaire, mais également de fermer les yeux sur des groupes terroristes militant pour l’indépendance du Punjab.

Les auteurs affirment que ces groupes opéreraient à partir de plusieurs gurudwara(temples) sikhs canadiens et seraient supportés par des diplomates pakistanais en poste au Canada. Ils affirment également qu’en raison de pressions et de menaces sans précédent, toute référence à un terrorisme « khalistanais et sikh » en territoire canadien a été retirée du Rapport public de 2018 sur la menace terroriste pour le Canada.

Or, si on lit attentivement ce Rapport public de 2018, nous remarquons que celui-ci précise qu’« au Canada, deux organisations, Babbar Khalsa International et l’International Sikh Youth Federation, ont été désignées comme étant associées au terrorisme et demeurent des entités terroristes inscrites en vertu du Code criminel ».

Les auteurs de la lettre passent par ailleurs sous silence l’explosion, le 23 juin 1985, du vol d’Air India 182 liant Montréal et Bombay, attentat pour lequel une seule personne a été jugée coupable alors que plusieurs autres ont été relâchées, faute de preuve. Ceci est étonnant, car le Rapport public de 2018 qualifie cet attentat comme étant « le complot terroriste le plus meurtrier jamais lancé au Canada ». Les excuses officielles du premier ministre Stephen Harper, en 2010, ne semblent pas avoir été reçues par le gouvernement indien, ni la presse écrite du pays et les 22 cosignataires de cette lettre.


Lire la suite: L'attentat terroriste le plus meurtrier au Canada a tué 82 enfants... Qui se souvient d'eux?


Pendjab et Québec, même combat ?

À la suite à la publication de cette lettre, le réseau télévisuel indien NewsX a diffusé au début décembre une entrevue avec trois de ses cosignataires. L’animateur a posé cette question : « Alors que Justin Trudeau se mêle constamment de politique interne indienne et offre aux terroristes khalistanais anti-indiens une antenne mondiale, ne serait-ce pas le temps pour l’Inde d’appuyer le référendum québécois de 2022, suite à l’élection potentielle du Parti Québécois ? »

<span class="caption">Des agriculteurs indiens battent des ustensiles pour protester contre les nouvelles lois agricoles à la frontière de l’État de Delhi-Haryana, dans la banlieue de New Delhi, le 27 décembre 2020. Les manifestations contre la réforme durent depuis des mois en Inde.</span> <span class="attribution"><span class="source">AP Photo/Manish Swarup</span></span>

Les sous-titres éditoriaux qui tapissent l’entrevue sont fallacieux : « Trudeau meddles [into Indian politics] » (Trudeau s’immisce dans la politique indienne) ; « He supports Khalistanis » (Il soutient les Khalistanais) ; « Pro-Khalistan groups recently held protests in Canada » (Les groupes pro-Khalistan ont récemment organisé des manifestations au Canada) ; « Trudeau’s idiocy needs jawab(‘needs to be answered’) » (L’idiotie de Trudeau a besoin de jawab (à besoin de ‘réponses’).

Lors de cette entrevue, l’ex-ambassadrice aux Pays-Bas, Bhaswati Mukherjee, qui avance plusieurs faussetés sur le Québec, suggère que le gouvernement indien invite le chef du Parti québécois à Delhi pour quelques jours, le reçoive au Hyderabad House et lui fasse visiter l’Inde. « On devrait l’accueillir tout comme Trudeau et son gouvernement accueille les groupes qui supportent l’indépendance du Khalistan. Vous verrez alors la réaction des médias canadiens, ainsi que celle du Haut-Commissariat canadien à Delhi. »

Selon un quatrième invité, Madhav Nalapat, éditeur en chef du The Sunday Gardian, « le problème avec Justin Trudeau est qu’il ne peut distinguer entre démocratie et violence politique en raison de son éducation : son père ne lui aurait pas dévolu l’attention souhaitée, et il ne saisit pas que le terrorisme est une menace à la sécurité mondiale. »

Une tentative de diversion

La lettre des 22 anciens ambassadeurs et l’entrevue diffusée par NewsX par la suite est bien loin de l’allocution de Justin Trudeau du 30 novembre dernier, qui réaffirmait, tout simplement, le droit fondamental à la manifestation non-violente tel qu’enchâssé dans la Charte canadienne des droits et libertés.

Le gouvernement Modi actuel tenterait-il ainsi de détourner l’attention de ses propres citoyens en suggérant que la grève des fermiers répandue sur l’ensemble de son territoire national n’est en fait qu’une manifestation indépendantiste régionale et pendjabi ? Ce même gouvernement se sentirait-il menacé par ce droit à la manifestation non-violente qui pourraient ainsi remettre en question non seulement les trois lois agricoles récemment adoptées, mais également certaines réformes constitutionnelles tels que le « Citizenship Amendment Act » ou bien le « National Register of Citizens » ?

À suivre.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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