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Le « blasé » en entreprise, une victime de la routine ?

Dans la plupart de ses romans, l’écrivain français Michel Houellebecq met en scène des antihéros de la vie quotidienne. Fatigués, lassés, voire déprimés, ses personnages végètent dans un monde absurde : ils sont contraints d’occuper des « bullshit jobs » au risque d’éprouver la vacuité de leur propre existence.

Dans Les Particules élémentaires, le lecteur fait la rencontre de Bruno Clément, véritable symbole d’une hypermodernité vide et froide. À n’en pas douter, Bruno est l’archétype du personnage blasé, totalement indifférent et détaché de sa propre existence. Plus rien ne l’intéresse à tel point qu’il erre dans une apathie générale. Il n’y a que la sexualité qui parvienne à tromper le vide de son quotidien. Son salut passe alors par un onanisme vigoureux : quelques minutes de jouissance dans une vie de misère.

« Ses collègues, leurs séminaires de réflexion, la formation humaine des adolescents, l’ouverture à d’autres cultures… tout cela n’avait plus la moindre importance à ses yeux. »

Pour les professeurs Isabelle Barth et Yann-Hervé Martin, nul doute que « le blasé est l’homme de l’ennui ». Face à un monde morne et décevant, « le blasé est entré en métier comme certains entrent en religion : pour conjurer l’ennui d’exister. Il n’est sorti de ses « illusions » que pour revenir à son ennui premier, ontologique ». En exerçant un travail rémunéré où s’accumulent les tâches futiles, le blasé retrouve cet ennui existentiel, cet « ennui profond » au sens du philosophe Martin Heidegger auquel il a tenté d’échapper dans un premier temps. En entreprise, le blasé devient donc le prisonnier d’une boucle infernale où l’ennui suscité par les activités dérisoires se mue progressivement en ennui profond.

Quand l’hyperstimulation mène à l’anesthésie

Par définition, le blasé désigne celui dont les sensations, les émotions sont émoussées et qui, de ce fait, n’éprouve plus de plaisir à rien. Le dictionnaire Larousse va plus loin en évoquant une « personne qui pense avoir épuisé l’expérience humaine et qui est dégoûtée de tout ».

En 1902, le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel propose une conférence à la fondation Gehe de Dresde qui donnera naissance à un article publié l’année suivante sous le nom : Les grandes villes et la vie de l’esprit. Simmel y développe notamment un portrait original de la métropole moderne en analysant l’impact du mode de vie urbain sur les expériences sensibles et les mentalités des citadins.

Comme le rappelle le philosophe Philippe Simay dans sa préface, Simmel choisit de donner « une lecture sensitive de la ville » où il s’agit de comprendre la ville et ses enjeux « en termes d’expériences corporelles ». Parmi les traits caractéristiques de la mentalité métropolitaine identifiés par Simmel, il y a « le caractère blasé et réservé des citadins ».

Dans l’expérience citadine, Simmel note qu’« au plan physique, l’hyperexcitation entraîne d’une part une hyperesthésie, l’accentuation malsaine de l’impact de toutes les impressions, et de l’autre une anesthésie, une diminution tout aussi malsaine de la sensibilité ». Confronté à des stimulations perpétuelles, le citadin finit par saturer au risque de sombrer dans l’atonie la plus totale.

Dans La Panthère des neiges, l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson rapporte les propos de son ami et compagnon d’expédition au Tibet, Vincent Munier, et fait lui aussi le lien entre surabondance erratique d’informations et état névrotique.

« La veille, [Vincent Munier] m’avait parlé de ses proches. “Ils me prennent pour un névrosé : je regarde passer une sittelle pendant que se déroulent des choses cruciales”. Je lui avais répondu que la névrose se situait au contraire dans la diffraction de nos cerveaux affolés d’informations. Prisonnier de la ville, nourri du perpétuel jaillissement de nouveautés, je me sentais un homme diminué. La fête foraine battait son plein, la lessiveuse tournait, les écrans scintillaient. »

Dès lors, l’analyse du citadin blasé proposée par Simmel et celle de l’urbain névrosé développée par Tesson nous semblent transposables au salarié des grandes entreprises.

Ainsi, l’hyperstimulation citadine se retrouve dans la fragmentation et dans la déréalisation progressive des emplois tertiaires. Pour le professeur Hervé Laroche, « les tâches concrètes sont [désormais] transmutées en tableaux de chiffres ou de cases à cocher circulant d’écran en écran. Pour certains (au plus haut niveau, d’ailleurs), c’est même là tout ce qu’ils voient : des écrans ».


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Dans le cadre d’un travail de recherche en cours sur la façon dont les jeunes diplômés font face aux situations absurdes en entreprise, la question du lien entre hyperstimulation et anesthésie a émergé au cours des entretiens. Ainsi, Jules qui passe le plus clair de son temps de travail sur son ordinateur finit « décalqué à la fin de sa journée ». Il a l’impression d’être « complètement anesthésié, complètement shooté, déshumanisé en fait ». Dans le même esprit, Clémentine nous a confié que le fait de passer son temps sur un écran « lui enlevait son aspect vivant […] ça avait un côté annihilant ».

Être prisonnier de la circularité

Ce qui caractérise finalement la vie du blasé, c’est le côté machinal et répétitif de son existence. Le blasé ne parvient pas à s’extraire de la mécanique, il y persiste. On finirait presque par croire qu’il s’y plaît. Bercé par la routine, le blasé semble être à l’abri de l’imprévu. La glaise du quotidien lui offre un écrin protecteur. Pourtant, cette monotonie peut devenir mortifère lorsque la répétition vire à l’enfermement. Voici ce qu’écrit le philosophe Pascal Chabot dans son ouvrage Exister, résister. Ce qui dépend de nous :

« Quand le matin les métros libèrent les employés sur la grande esplanade de la Défense à Paris, ils vont par milliers s’abriter dans les tours de verre. […] Chacun dans son monde, parfois immergé dans une bulle musicale, traverse la place venteuse ou ensoleillée. À les regarder ainsi, on pourrait croire qu’ils marcheront toute la journée. Mais c’est une erreur, car s’ils ont cette belle cadence matinale, c’est pour aller s’asseoir. […] Certains [sièges] pivotent, d’autres roulent, mais tous offrent aux moi adaptés au système une posture compatible avec leur fonction qui, dans la majorité des cas, revient à interagir avec un ordinateur. »

À lire Pascal Chabot, on ressent la pesanteur de cette quotidienneté où le blasé se complait dans une neurasthénie circulaire et mortifère. La figure du cercle et de la spirale est d’ailleurs au centre du roman éponyme Madame Bovary de l’écrivain Gustave Flaubert.

Tout est affaire de circularité dans le destin de la jeune femme. Dès le début du roman, « sa pensée, sans but d’abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette qui faisait des cercles dans la campagne ». Après avoir fui un premier cercle en quittant Tostes pour Yonville, Emma entre dans une nouvelle spirale : celle de la passion adultère qui va l’amener progressivement à quitter Yonville pour Rouen et entamer son entrée dans le dernier cercle lors de sa liaison avec Léon.

Finalement, le nœud qui emprisonne la jeune femme se resserre et elle finit par se suicider à l’arsenic devant ce mari affolé qu’elle a cherché à fuir pendant toute sa vie. En somme, Emma Bovary incarne cette incapacité à s’extraire de cette force centripète qui la ramène inexorablement dans la boucle.

Comme nous l’avons vu avec Chabot, le fameux « métro, boulot, dodo » décrit par Pierre Béarn dans Couleurs d’usine a encore de beaux jours devant lui. Sur le site « Fuyons la Défense », il est possible de découvrir l’entretien de « Maeda, le consultant devenu rappeur… ». Lors de son dernier passage en entreprise, il ressentait ce sentiment bovarien « de ne pas maîtriser grand-chose. D’être sur des rails de plomb ».

Il était devenu spectateur de sa propre vie. Jamais vraiment présent, il se rendait au bureau par pur automatisme. Le cas de Maeda est le parfait exemple de ce dualisme où le corps est présent au bureau mais l’esprit est ailleurs. La description de ses journées de travail à La Défense entre alors en résonnance avec les propos de Pascal Chabot :

« À partir de là, la spirale infernale est enclenchée. Le réveil sonne, déjà en retard. Puis le RER, blindé de monde. Prendre le suivant. Arriver un peu en retard en pressant le pas sur l’esplanade. Badger à l’entrée de la tour, le verre est glacé. Faire la queue pour l’ascenseur. S’installer à la seule place libre de l’open space. Allumer son ordinateur. Ouvrir Excel. Ouvrir PowerPoint. […] Ne pas ouvrir YouTube ou Facebook sans jeter un coup d’œil furtif derrière soi, au cas où un chef passerait par là. Après-midi similaire au matin. Puis sortir boire un verre avec ses amis. […] Futile, superficiel, ridicule ? Peut-être. Ne pas rentrer trop tard. Dormir, oublier. Les jours sont tous pareils, gris et maussades. »

Alors que le corps et l’esprit de Maeda semblent se disjoindre dans une sorte de présence-absence, les propos qu’il tient font apparaître une union du fond et de la forme. Pour donner à sentir la vacuité, la monotonie et la sécheresse de ses journées, Maeda use d’un style ciselé et d’une construction paratactique. Il débute chaque phrase par une action qu’il répète tous les jours mais utilise systématiquement l’infinitif pour mieux marquer son propre détachement et le caractère impersonnel de ses actions.

Vers une éthique du déraillement

Entre la circularité vertigineuse des journées passées à La Défense décrite par Pascal Chabot et par Maeda et le sort tragique d’Emma Bovary, on voit à quel point il est difficile de s’extraire de la mécanique circulaire. Chez Chabot, le cercle se referme sur le salarié qui peut finir par sombrer dans le burn-out ou le brown-out tandis que chez Flaubert, c’est l’arsenic qui fait office de planche de salut.

Heureusement, Maeda nous offre une autre piste pour sortir de la spirale infernale. Après une carrière de consultant, il est devenu rappeur et a sorti son premier album studio en 2014. Ce projet de création musicale lui a fait l’effet d’une « formidable catharsis ». Dire le monde et mettre en mots l’absurdité du quotidien, c’est progressivement le mettre à distance de soi.

Par ce travail d’excavation scripturale, Maeda rejoint les analyses de la professeure de linguistique Hélène Włodarczyk : « dans le théâtre absurde occidental (Camus, Beckett, Ionesco), la création littéraire apparaît comme la seule voie possible pour dépasser l’absurde et briser le cercle vicieux du non-sens. » C’est finalement la création, qu’elle soit littéraire, musicale, voire artisanale, qui permet de briser la mécanique du cercle et de sortir d’un blasement pernicieux.

Toutes ces pistes semblent rejoindre cette « éthique du déraillement », chère à Clémence Choisnard, cette jeune diplômée d’HEC devenue enseignante au collège. Comme le rappelle Alexandre Lacroix, « les œuvres, les plus hauts accomplissements, ne peuvent naître que de déraillements, de louvoiements, de carambolages ».


Article réalisé sous la supervision de Ghislain Deslandes, philosophe et professeur à ESCP Business School.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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