Polémique sur l’« islamo-gauchisme » : revenir à l’esprit de la recherche

N’ajoutons pas la confusion à la confusion.

Si l’on considère la polémique actuelle autour de « l’islamo-gauchisme », il convient de lever quelques confusions : confusion dans le domaine de la recherche, confusion dans le monde politico-médiatique.

Cette dernière, on la connaît bien. Elle se trouve au croisement de deux enjeux. Le premier est un enjeu politique d’ordre tactique, servant les intérêts de leurs acteurs, qu’ils appartiennent au gouvernement, aux Parlements, aux partis ou aux mouvements militants, et qui emploient pour ce faire des formules plus ou moins heureuses mais se voulant impactantes (« karcher », « sauvageon », hier ; « gangrène », « islamo-gauchisme », aujourd’hui).

Le second enjeu est médiatique d’information, dont on sait qu’il est tiraillé entre la mise à la une et en débat des événements suscitant émotion et polémique, afin d’attirer lecteurs, auditeurs et téléspectateurs, et des explications qui reposent sur des enquêtes journalistiques sérieuses, principalement dans la presse écrite, le tout alimenté par des réseaux sociaux dont on sait qu’on y trouve le meilleur et le pire, ce qui n’est pas fait pour clarifier les débats.

Ainsi circulent à l’envi les mots flous qui apparaissent selon les modes du moment, comme « décolonialisme », « racialisme », « indigénisme », « intersectionalisme ». L’effet malheureux est que des événements locaux, marginaux et minoritaires sont livrés à l’opinion publique comme s’ils étaient majoritaires.

De la confusion universitaire

L’autre confusion, celle qui concerne le monde universitaire [est celle qui nous intéresse aujourd’hui]. Elle mérite qu’on y apporte quelques éléments de clarification, sans prétendre à la clarté absolue, tant la situation est complexe.

Rappelons d’abord que, sans remonter dans le lointain passé, les conflits existant dans la société, sur des affaires nationales ou internationales, ont toujours traversé l’université française avec des moments de grande violence. Il suffit de se référer, depuis les années soixante, aux règlements de compte sur fond de guerre d’Algérie, aux affrontements musclés entre groupes d’extrême droite et d’extrême gauche, à l’explosion de Mai 68 avec ses exactions, attaques de personnalités du corps académique (Paul Ricœur), aux perturbations de cours dans l’après 68, aux grèves avec occupations de locaux, aux mises en cause disciplinaires avec foisonnement de cours dissidents et d’excommunications quand on ne suivait pas telle ou telle doctrine. L’université de Vincennes fut un de ces hauts lieux de contestation.

Et pourtant, ces conflits politiques et sociétaux dans l’université n’ont pas empêché les chercheurs de continuer à faire de la recherche. J’en suis un des témoins.

Il est vrai qu’à l’heure actuelle se produisent, ici et là, des interpellations, des appels à censure (l’affaire des Suppliantes d’Eschyle), ou à se réunir entre partisans d’un même groupe selon des critères de sexe ou d’ethnie. J’ai été moi-même amené à écrire un texte dans Le Monde en ligne, en mai 2019, essayant d’expliquer que ces actions semblent être le symptôme d’une société en perte de repères identitaires.

Mais il ne faut pas confondre ce qui se passe dans les réunions, les meetings, les assemblées générales d’étudiants avec quelques professeurs, les manifestations militantes, et ce qui se passe dans les laboratoires de recherche, ce qui s’écrit dans les revues scientifiques, ce qui se discute dans les colloques.

Il est vrai aussi qu’on assiste parfois à des invectives entre collègues via les courriers électroniques, et des mises en cause de certains écrits sans argumentation, au nom d’un positionnement strictement idéologique. Mais ce qui se passe maintenant dans les universités françaises, et qui concerne plus particulièrement les sciences humaines et sociales, mérite d’être pris au sérieux de deux points de vue :

  • celui qui concerne ce que doit être l’attitude du chercheur par rapport à ses objets de recherche, autrement dit l’activité de recherche ;

  • celui qui concerne la position à adopter entre celle de chercheur et celle de citoyen, voire de militant, autrement dit la position éthique.

Enjeux d’interprétation

Au regard de l’activité de recherche, le problème n’est pas celui qu’on entend dans la plupart des commentaires à savoir le choix des sujets d’étude. Les chercheurs sont libres de choisir leur sujet dès lors que celui-ci représente une question de société complexe qui a besoin d’être expliquée.

Ainsi donc, le racisme, le sexisme, l’islamisme, sont des objets d’étude tout aussi légitimes que ceux concernant les inégalités sociales, le populisme, l’histoire des mouvements sociaux, la manipulation, la post-vérité, les effets de la technologie, la validité des politiques économiques de croissance ou décroissance, l’environnement, et autres sujets qui témoignent des préoccupations sociales.

La question qui se pose ici est plutôt celle de la façon d’aborder et d’analyser ces sujets. Et là, on sait qu’on ne peut pas faire n’importe quoi. On analyse en fonction des présupposés théoriques et de la méthodologie qu’offre chaque discipline, ce qui n’empêche pas d’interroger d’autres disciplines dans un esprit d’interdisciplinarité.

L’analyse n’est donc pas le lieu de l’expression d’une opinion personnelle. Il faut commencer par labourer un terrain, fouiller les archives, construire un objet d’étude, structurer un corpus, opérer un premier classement des observables, puis procéder à la description détaillée de ce qui a été recueilli sur le terrain ou constitué en corpus, voire procéder à des expérimentations, puis établir de nouveaux classements selon des critères discriminants (ce qui se ressemble, ce qui se différencie), et enfin s’engager dans des interprétations.

L’interprétation est l’un des moments le plus délicat et le plus angoissant pour un chercheur. Il doit, dans une démarche de va-et-vient constant entre raisonnement inductif et déductif, se livrer à des interprétations internes, celles qui se font dans le cadre théorique de la discipline (ce qui peut aboutir à une remise en cause de celui-ci), et à des interprétations externes en fonction de ce que d’autres disciplines peuvent dire sur le même sujet.

Engagements en question

En tout état de cause, ces interprétations ne sont que des hypothèses, et leur vérité n’est que vérité jusqu’à preuve du contraire. On voit que faire de la recherche n’est pas une mince affaire. Il y faut du temps. Non seulement du temps pour réaliser une recherche, mais aussi du temps par rapport à l’objet qui a lui-même besoin de temps pour se stabiliser et pouvoir être observé sans précipitation.

C’est une activité qui exige rigueur dans la méthode, rigueur dans les protocoles d’enquête et d’entretiens, rigueur dans le montage des expérimentations, rigueur dans l’argumentation explicative, et ce dans le cadre d’un corps disciplinaire, de ses différents courants théoriques, activité à la fois singulière et collective qui doit être soumise en permanence à discussion avec les spécialistes d’une même discipline ou de disciplines différentes, activité génératrice de controverse, point de polémique.

C’est ce qui se produit dans les laboratoires de recherche, lors de colloques, d’articles dans des revues spécialisées et de soutenances de thèse. C’est à cette aune que doivent être jugés les travaux de recherche et non point à celle des commentaires et autres déclarations intempestives qui sont lancées à la cantonade, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’université.

Cela nous amène au second point : le rapport entre le rôle du chercheur et celui du militant. Il y a là, en effet, un impensé que l’on devrait essayer de mettre au jour et de débrouiller. Il est évident que toute personne, tout individu a plusieurs identités et plusieurs façons d’agir selon le milieu dans lequel il se trouve et le rôle qu’il y joue. En l’occurrence se pose ici la question de savoir si le rôle du militant peut interférer sur celui du chercheur.

Cela doit faire l’objet de débat à l’intérieur de la communauté universitaire et des laboratoires de recherche, car c’est là une question d’éthique. Il est évident que l’éthique du chercheur n’est pas celle du militant. Cette dernière est toute tournée vers une dénonciation, une revendication et une action. Celle du chercheur est tournée vers la recherche d’une vérité (serait-elle provisoire) – que celle-ci lui plaise ou non –, et qui l’oblige à mettre entre parenthèses, ou à distance, ses propres opinions.

Il peut travailler sur des questions de racisme, sexisme, colonialisme, islamisme, parce qu’il estime que ce sont de vrais problèmes qui taraudent les sociétés contemporaines, et qui même le scandalisent, mais, entrant en recherche, son état d’esprit ne peut être de dénonciation ; il doit être d’explication, voire de préconisation, mais de préconisations qui sont autant de scénarios possibles selon des hypothèses interprétatives. Reconnaissons que la position du chercheur n’est pas aisée sur le plan éthique, car il a des obligations en tant que chercheur et des opinions en tant que citoyen.

Voilà ce qui me semble devoir être débattu à l’intérieur de la communauté des chercheurs. Pour autant que les ministères de tutelle soient nécessaires au fonctionnement administratif et financier des institutions de recherche, ils n’ont pas à s’immiscer dans ce qui relève de la responsabilité des chercheurs eux-mêmes. Aucun ministre (viendrait-il de la recherche) n’a compétence pour cela.

Alors, à nous chercheurs de faire le ménage intellectuel dans nos lieux de travail, d’avoir le courage de poser les vrais problèmes et d’en débattre, au lieu de se lancer dans des pétitions, tribunes et manifestes qui révèlent, a contrario, une certaine incapacité à discuter et entretiennent une polémique délétère.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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