Advertisement

« Tropiques », ou la naissance d’une pensée antiraciste

<span class="caption">Réponse de Tropiques, 12 mai, 1943. </span> <span class="attribution"><span class="source">Reproduit dans Tropiques: Collection complète, 1941-1945 (Paris: Jean-Michel Place, 1978), XXXIX</span></span>
Réponse de Tropiques, 12 mai, 1943. Reproduit dans Tropiques: Collection complète, 1941-1945 (Paris: Jean-Michel Place, 1978), XXXIX

En mai 1943, en plein milieu d’une guerre mondiale, le lieutenant de vaisseau Bayle, chef du service d’information du gouvernement français aux Antilles, prend le temps d’écrire aux éditeurs d’une petite revue culturelle à la Martinique.

Trouvant que leurs articles sur la littérature, le folklore, la faune et la flore étaient « racistes », « sectaires, » et « révolutionnaires, » il refuse de leur fournir le papier nécessaire à la publication d’un nouveau numéro.

Parmi les textes qui révèlent l’orientation radicale de la revue nous retrouvons par exemple l’article de Franck Laurencine, « Faune et flore de l’inconscient : Étude des textes automatiques » qui célèbre tout ce qui est déroutant dans le surréalisme avec son refus de la logique et du rationnel.

Tropiques
Tropiques

Face à la censure de Bayle, le comité éditorial de Tropiques rédige sa propre lettre signée par six intellectuels antillais : Aimé Césaire, Suzanne Césaire, Georges Gratiant, Aristide Maugée, René Ménil et Lucie Thésée.

« Ingrats et traîtres à la Patrie »

Les éditeurs reprennent les accusations du gouvernement français et revendiquent le caractère « raciste », « sectaire » et « révolutionnaire » de leur revue. Ils se disent effectivement « ingrats et traîtres à la Patrie ».

Néanmoins, c’est une trahison, non de la France républicaine, mais plutôt d’un gouvernement fasciste et colonialiste qui lui-même trahit les valeurs fondatrices de la France.

L’accusation de racisme contre des écrivains antillais peut aujourd’hui paraître ironique venant du régime de Vichy qui a collaboré avec le Troisième Reich.

Néanmoins, elle témoigne d’un fil argumentaire erroné qui persiste jusqu’à nos jours et qui soutient que le vrai racisme, c’est le fait d’étudier et parler du racisme. Nous retrouvons cet argument aujourd’hui dans les discours du président Emmanuel Macron qui juge le monde universitaire « coupable » d’avoir « encouragé l’éthnicisation de la question sociale ». Selon Macron, « cela revient à casser la République en deux ».

Dans leur lettre se défendant contre les accusations de racisme et de sectarisme, les éditeurs de Tropiques jouent sur le renversement du sens de ces mots.

Toussaint Louverture -- chef de la révolution haïtienne
Toussaint Louverture -- chef de la révolution haïtienne

Ils revendiquent la lutte contre l’esclavage qu’a mené Toussaint Louverture lors de la révolution haïtienne, de 1791 jusqu’à sa mort dans la prison du Fort-de-Joux en France en 1803. Ils affirment également leur lien intellectuel avec le jamaïcain Claude McKay et l’Afro-Américain, Langston Hughes, tous les deux écrivains de la Renaissance de Harlem dont la poésie contre le racisme retentissait des États-Unis aux Antilles.

Mêlant ces voix noires à celles des grands philosophes français tels que Rimbaud et Lautréamont, les éditeurs de Tropiques situent leur rejet du racisme et du fascisme du gouvernement français de l’époque dans une longue tradition de pensée antiraciste qui relie la France et le reste de la diaspora noire.

L’antiracisme : une tradition intellectuelle française et noire

En réalité, les articles que publiait la revue Tropiques n’étaient pas de simples descriptions de la nature et de la culture antillaise, un fait que Bayle ne comprendra qu’après la parution de plusieurs numéros.

Les analyses littéraires et culturelles de la revue camouflaient des critiques de l’idéologie raciste qui alimentait et le fascisme et le colonialisme.

Par exemple, dans une lettre ouverte adressée à l’évêque de Saint-Pierre et de Fort-de-France, le poète martiniquais, Aimé Césaire, condamne l’Église pour son rôle historique joué durant l’esclavage.

Césaire refuse d’accepter les « quelques jérémiades sur les ‘malheureux frères noirs’ » faites par le clergé et qui étaient supposées servir de couverture morale pour « toutes les nations européennes » tandis que « les armateurs, les colons, les négriers, en toute tranquillité d’âme et de conscience, [continuaient] leur commerce lucratif. »

Comme l’expliquera l’écrivaine Suzanne Césaire née Roussi dans « Malaise d’une civilisation » qui paraîtra dans le cinquième numéro de la revue en 1942, l’héritage de ce commerce était une hiérarchie raciale qui promulguait la supériorité du blanc et l’infériorité du noir.

Dans leur lettre à Bayle, la pensée antiraciste de la collectivité éditoriale de Tropiques se situe dans leur refus de cette hiérarchie.

Les éditeurs proposent à sa place une constellation multiraciale d’écrivains, de philosophes, et de personnages historiques qui servent d’influence intellectuelle pour la vision de liberté présentée dans les pages de la revue.

Pour eux, la vraie libération se trouvait au croisement de plusieurs luttes : contre la presse réactionnaire, l’impérialisme de la France, et le fascisme de Hitler. Dans cette période de guerre où l’ethno-nationalisme s’avèrera mortelle pour tous ceux que le nazisme considérera comme « l’autre », les intellectuels martiniquais ont saisi la pluralité comme outil contre l’idéologie d’exclusion.

Un appel de clairon

La lettre des éditeurs de Tropiques n’est pas le premier texte à condamner le racisme en France, et ne sera pas le dernier.

Près de dix ans avant sa parution, la journaliste et écrivaine martiniquaise Paulette Nardal, soutient dans un article intitulé « Éveil de la conscience de race », que pour les Antillais noirs « le déracinement qu’ils ressentirent dans la métropole » a servi de motivation pour leur découverte de la richesse culturelle de leurs origines.

<span class="caption">Paulette Nardal (1896–1985), femme de lettres et journaliste martiniquaise. Inspiratrice du courant littéraire de la négritude et première femme noire à étudier à la Sorbonne.</span> <span class="attribution"><a class="link " href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Paulette_Nardal#/media/Fichier:Paulette_Nardal.jpg" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:Wikimedia;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas">Wikimedia</a>, <a class="link " href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/" rel="nofollow noopener" target="_blank" data-ylk="slk:CC BY;elm:context_link;itc:0;sec:content-canvas">CC BY</a></span>

Vingt ans après l’intervention de Nardal, le jeune psychiatre Frantz Fanon, publie son fameux texte Peau noire masques blancs dans lequel il analyse les effets aliénants du racisme.

Bien que la pensée antiraciste de Tropiques s’inscrive dans une longue tradition intellectuelle française, elle constitue aussi un tournant dans l’histoire de la lutte pour l’égalité.

Adressée directement au gouvernement de la France occupée, elle démontre l’impossibilité d’aborder un vrai débat public sur le racisme si « nous ne parlons pas le même langage. »

Le langage de la libération face à l’idéologie raciste, nous demande d’aller au-delà de l’assimilation et d’une simple inclusion des « autres » dans une société fondée sur une hiérarchie raciale. C’est un langage qui ose défaire la hiérarchie et qui permettra de penser un monde nouveau.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

Lire la suite: